RUNNING AVEC PLAQUES CARBONE : QUE FAUT-IL EN PENSER ?

C’est LE débat matos de ces 6 derniers mois : l’introduction de plaque en fibre de carbone dans les chaussures de running. Les modèles de Nike ont notamment fait couler beaucoup d’encre. Essentiellement en raison de  l’avalanche de records  de courses sur route que l’on a pu constater avec leur modèle phare, la ZoomX Vaporfly Next%.

D’autres marques, comme Hoka One One, Adidas, New Balance, Asics ou encore Brooks ont depuis commercialisé ou annoncé leur propre modèle carbone sur 2019 et 2020. Alors dopage technologique, effet de mode, coup marketing, réel avantage ?… Nous nous sommes penchés sur le sujet pour être un peu moins… à côté de la plaque !


Le tournant : le projet Inéos 1:59 Challenge

Vienne, 12 octobre 2019. Eliud Kipchoge brise la mythique barrière des 2h sur marathon, en 1:59:40. Un record pourtant non homologué, en raison de ses conditions de réalisation : une date choisie, un parcours choisi et une logistique plus que maîtrisée avec le staff Inéos. Seul coureur en piste, Kipchoge profite d’une “armée mexicaine” de lièvres, qui se relaient régulièrement tous les 5 km. Et tous chaussés des Nike ZoomX Vaporlfy Next%. Le clou du spectacle ? Le modèle porté par Kipchoge. Un prototype, nommé Alphafly, comprenant 3 plaques en fibre de carbone, dans une semelle surdimensionnée.

Le monde du running entre alors en ébullition. Les records (mondiaux, européens et personnels) de courses sur route s’enchaînent, sur toutes les distances, hommes et femmes. Essentiellement avec les Vaporfly Next%. Seule exception, le record de Rhonex Kipruto le 12 janvier dernier sur 10 km (26:24), avec des… Adidas Takumi Sen 5, sans carbone…

En parallèle, les “plaintes” de coureurs internationaux pour avantage – voire dopage – technologique se multiplient contre Nike, au point d’inciter l’IAAF (fédération sportive internationale régissant les fédérations nationales d’athlétisme) à ouvrir le 17 octobre dernier une enquête sur la firme américaine. Et ce afin de statuer sur un éventuel réel avantage technologique et sur le respect (ou non) du règlement. De son côté, Nike ne dit rien et profite du buzz “naturel” sur son modèle. La réussite du coup marketing est totale.

Et Word Athletics a tranché

Le 31 janvier 2020, la “sentence” est alors tombée de la part de World Athletics (le nouveau nom de l’IAAF depuis octobre 2019). Enfin, on peut surtout parler de réglementation finement calibrée que de contrainte. Pourquoi ? Car tout d’abord, au niveau technique, la semelle ne devra pas dépasser les 40 mm, ni ne comporter plus d’une plaque rigide, qui peut être fragmentée tant qu’elle reste dans le même plan. Ce qui du coup n’invalide pas tous les records établis avec les Nike ZoomX Vaporfly Next%…

Ensuite, à partir du 30 avril, pour éviter toute utilisation de prototype, les athlètes ne pourront plus courir avec des chaussures dont la commercialisation serait inférieure à 4 mois. Ce qui laisse certes le temps à World Athletics d’étudier tout nouveau modèle afin de voir si les contraintes techniques sont respectées. Mais à l’époque de cette décision de fin janvier, cela laissait surtout le temps aux marques de rendre utilisables leurs modèles carbone pour les JO de Tokyo, quand la tenue de ces derniers en 2020 n’était pas menacée par la crise sanitaire mondiale liée au virus Covid-19.

Action-réaction, Nike dégainait alors quelques semaines plus tard une adaptation de son prototype Alphafly. Cette dernière ne comporte alors plus qu’une plaque en fibre de carbone au lieu de 3, et la semelle se voit réduite à… 39,5 mm. L’art de rentrer dans les clous. D’aucuns pointeront du doigt les relations entre Nike et Sebastian Coe, le boss de World Athletics, qui était auparavant ambassadeur de la marque à la virgule. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître qu’un règlement est maintenant établi, et qu’il s’applique à tout le monde.

La course à l’échalote ?

En raison de la gravité mondiale de la pandémie de Covid-19, le CIO a annoncé le report des JO de Tokyo en 2021. Les Jeux n’auront donc pas lieu cette année, mais le marché des chaussures carbone n’attendra pas un an… Et comme tout nouveau marché lucratif, les acteurs concernés cherchent à se tailler la plus belle part du gâteau. Ainsi, derrière la toute puissance de Nike, les autres fabricants avaient emboîté le pas afin de contrer le géant américain.

Comme le cahier des charges est à présent clairement défini par World Athletics et que les règles sont les mêmes pour tous, les marques n’ont effectivement pas tardé à s’engouffrer dans la brèche pour sortir leur modèle carbone.

Il suffit d’ailleurs de s’attarder sur le calendrier de commercialisation de 2020 (voir tableau ci-après) pour s’apercevoir que les équipementiers avaient tout mis en œuvre afin de mettre sur le marché leur pépite, 4 mois avant les JO de Tokyo, qui devaient se dérouler du 24 juillet au 9 août. Touché, coulé. Les règles fixées par World Athletics étaient ainsi respectées…

Les modèles étaient-ils du coup dans les cartons depuis plusieurs mois ? La production a-t-elle été bâclée ? C’est l’utilisation massive des runners sur les prochains mois qui le dira, en fonction de l’usure prématurée (ou non) des chaussures, mais également en fonction du nombre de commentaires et tests qui seront publiés sur les différents canaux et médias spécialisés.

Principaux modèles avec plaque en fibre de carbone :

Marque Modèle Commercialisation Drop Poids (pointure homme 42) Prix (€ ou $)
Adidas Adizero Pro Avril 2020 9,5 mm 198 g 180 €
Asics Metaracer Juin 2020 9 mm 190 g 200 €
Brooks Hyperion Elite Mars 2020 8 mm 195 g 250 €
Hoka One One Carbon X 2019 5 mm 246 g 180 €
New Balance FuelCell TC Mars 2020 8 mm 263 g 200 $
Nike ZoomX Vaporfly Next% 2019 8 mm 180 g 275 €
Nike Air Zoom Alphafly Next% Avril 2020 4 mm 210 g 280 $*
Saucony Endorphin Pro Été 2020 8 mm 212 g 200 $
Skechers GOrun Speed Elite Hyper Février 2020 4 mm 167 g 285 $

* : À l’heure où nous écrivons ces lignes, ces données restent à confirmer.

Quels sont les avantages ?

Si autant d’athlètes chaussent ces modèles, c’est bien qu’il doit y avoir des avantages non ? Pourtant, quand on y pense, courir avec du carbone sous le pied ? Difficile à imaginer lorsque l’on admire nos vélos aéro aux cadres “full carbon” dont la beauté n’a d’égale que la rigidité. Car oui, le carbone, c’est rigide. Du coup, avec du carbone dans les chaussures, on court avec des sabots ? Eh bien oui et non. Car le rôle précis de la plaque n’est pas encore clairement défini. Et plus ou moins tenu secret par les fabricants. Un peu comme la recette du Coca…

Plan de découpe de la Nike ZoomX Vaporfly Next%

Le réel avantage viendrait en fait du fait que la plaque en fibre de carbone est prise “en sandwich” entre 2 zones de mousse ultra légère. Mousse qui serait plus à l’origine de l’effet “boost” propulsif. En 2013, Adidas avait d’ailleurs innové avec l’arrivée sur le marché de l’Energy Boost. Modèle qui ouvrait de nouvelles perspectives en termes de réactivité et de retour d’énergie de la chaussure, avec une mousse révolutionnaire. Chez Nike, c’est la mousse ZoomX, brevetée, qui ferait l’essentiel du job. Comme on dirait, « attention à la mousse ! ». La plaque en fibre de carbone apporterait de son côté la rigidité nécessaire pour avoir un effet rebond plutôt que d’écrasement.

Ce serait donc bien l’ensemble mousse + plaque qui apporterait ce fameux effet ressort ressenti par les athlètes, cette impression de tout le temps courir en descente. Un autre avantage serait de retarder la fatigue musculaire, surtout sur marathon, l’écrasement des appuis étant alors réduit. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre l’appellation % de Nike. Avec les Vaporfly 4%, ce n’est pas la vitesse de course qui se retrouve augmentée de 4%. Le gain se situe plutôt au niveau de l’économie d’énergie. Avec les Vaporfly Next%, Nike promet 1% supplémentaire par rapport au modèle précédent. Ainsi sur marathon, avec une dépense d’énergie soit disant réduite de 4 ou 5% pour un même rythme, les athlètes seraient encore relativement frais au 35e kilomètre…

Chez les élites, le phénomène ne s’est pas fait démentir. Vincent Luis, un des précurseurs en triathlon à avoir porté la Nike Vaporfly 4% en 2017 (victoire WTS Grande finale de Rotterdam) l’a d’ailleurs précisé : certains “cassent” leurs contrats pour courir sur les modèles Nike. Le dernier exemple en date ? Mao Ichiyama, au marathon féminin de Nagoya le 8 mars dernier. La jeune Japonaise de 22 ans a remporté l’épreuve en 2:20:29, explosant son record personnel de 4 minutes. Contrat équipementier Adidas, Nike Air Zoom Alphafly Next% aux pieds…

À ce niveau, quand la gagne, un podium ou une place qualificative se jouent à quelques secondes, cette approche peut se comprendre. Pour le coureur amateur, le gain sera-t-il proportionnellement le même, à hauteur de l’investissement financier ? (lire après). Rien n’est moins sûr.

… et les inconvénients ?

La rigidité qu’apporte une plaque en fibre de carbone peut ne pas convenir à la majorité des athlètes. En effet, en dehors des élites, la proportion de coureurs avec une attaque pointe voire médio-pied est assez faible. Quasi inexistante sur marathon… Or la conception des modèles avec plaque en fibre de carbone modifierait l’appui du pied. C’est d’ailleurs assez criant sur le dernier modèle de Nike, l’Alphafly Next%, qui accueille sous la partie avant deux unités Zoom Air fuselées. Un peu comme 2 mini airbags, pour (encore) améliorer le retour d’énergie. En observant bien le modèle en statique, difficile d’imaginer attaquer talon en course…

N’oublions pas non plus qu’une attaque avant-pied ou médio-pied sollicite d’avantage les mollets et les tendons d’Achille. Une foulée se travaillant et ne se changeant pas du jour au lendemain, attention donc à respecter une certaine progressivité avec ce type de chaussure. L’éventuel impact “blessure” avec ce type de modèle n’est d’ailleurs à ce jour pas quantifié.

Enfin, et c’est certainement l’inconvénient principal pour les coureurs amateurs : le prix ! En 2017, Nike avait franchi un palier avec les Vaporfly 4% et Vaporflly 4% Flyknit à 250 €. D’autant plus que de par leur fragilité, leur durée de vie était super limitée, tout juste 500 km. Ensuite, avec l’arrivée de la Vaporlfy Next% à 275 €, on flirtait avec la limite du raisonnable pour investir dans une paire de running.

Les Alphafly Next% ne dérogeront pas à la règle (ou à la stratégie marketing de Nike), les premières pré-commandes réservées par Nike Running Club aux meilleurs runners (justifiant un temps sur marathon) ayant été fixées à 33 000 yens (soit 280€). Même son de cloche avec les Brooks Hyperion Elite, annoncées à 250 €. Avec les Carbon X de chez Hoka One One et les Adizero Pro de chez Adidas, le portefeuille souffrira (un peu) moins, sachant qu’elles sont toutes les deux commercialisées à 180 €.

Les modèles carbone… feront-ils date ?

Cette évolution technologique n’est pas sans rappeler d’autres (r)évolutions qu’ont connu les disciplines du triple effort. Le passage des vélos alu au carbone, que ce soit pour le cadre, les roues ou même les accessoires (prolongateurs, porte-bidon, selles…) est entériné depuis longtemps. De même que l’évolution naturelle de la technologie d’un sport mécanique, avec le passage à la transmission Di2 et l’amélioration des composants. Le tout étant de savoir où placer le curseur et de fixer des règles. Ce qui a notamment été fait au début des années 2000 avec le bannissement dans les bassins des combinaisons de nage intégrales introduites par Speedo, jugées beaucoup trop avantageuses à l’époque.

2019 restera quoi qu’il en soit une année charnière pour la course à pied, symbolisée par le passage sous les 2h au marathon d’Eliud Kipchoge. Sur 2020, les JO de Tokyo auraient à coup sûr constitué un autre révélateur majeur cet été. Il en sera autrement. L’attention se focalisera sur les différentes courses et meetings (tels que la Ligue de Diamant) quand les saisons de course à pied et athlétisme reprendront leurs droits.

D’autant plus que Nike a prévu de sortir deux modèles spécifiques à la piste. Les Air Zoom Victory, un modèle dédié au demi fond, avec plaque en fibre de carbone également. Et les Air Zoom Viperfly pour le sprint, avec une nouvelle plaque ultra innovante. Les records risquent donc de tomber sur piste également… et les langues de se délier un peu plus.

Mais il faut surtout retenir que, bien que toute chaussure puisse être une aide au coureur, cela reste avant tout la qualité de l’entrainement qui sera facteur de performance. Et les athlètes pro s’entraînent de façon de plus en plus calibrée, car le sport de haut niveau est devenu une vraie science avec l’analyse de la moindre donnée.

Au niveau amateurs, tout dépendra bien sûr de votre budget, mais surtout de ce que vous recherchez… À iso entraînement, une chaussure avec plaque en fibre de carbone permettra peut-être à un athlète de gagner les quelques précieuses secondes pour passer sous la barre des 40 minutes au 10 km, ou encore de passer sous les 3h au marathon si sa référence est 3h05. Ce qui prévaudra toujours ? La progressivité, la régularité, le plaisir et… le libre arbitre !

Dossier réalisé par Cédric Le Sec’h
Média : article publié dans Trimax n°195 le 06/04/2020
Crédits photos : Thatcameraman & David Pintens @activ’images